Le début de ma vie fut des plus paisibles. Ma mère, madame de Chartres, me préserva dès ma naissance des frasques et autres excès de la Cour. Elle m'éleva avec une toute autre idée de l'éducation que se faisaient les autres mères. Elle pensait que plus elle me cacherait le bonheur que pouvait représenter la Cour, plus je me laisserais charmer rapidement par les avances des hommes. Ma mère n'hésitait donc pas à me raconter de magnifiques histoires d'amour remplis de prince charmant, de longues promenades main dans la main et de baiser langoureux. Pour ensuite me raconter une histoire d'un amour, certes sincère, mais déçu, avec ses larmes, ses déboires et ses frasques. L'un et l'autre me firent rapidement peur, et assez naïvement je me promis dès mon plus jeune âge de ne jamais tomber amoureuse. Mon inclination n'irait envers personne. Aujourd'hui, lorsque je songe à cette petite fille qui courrait partout dans sa robe rose pâle avec ses grandes idées, je souris gentiment de ma propre bêtise. Je me demande également parfois ce qu'elle aurait pensé de moi en me voyant. Elle m'aurait très sans doute fui comme une épidémie.
Ma mère décida qu'il était temps et que j'étais prête à entrer à la Cour quelques semaines après mon seizième anniversaire. Elle m'avait inculquée tous les dangers qu'elle pouvait contenir et donc, selon elle, j'étais avertie. Beaucoup de jeune femme aurait sans doute été très excité, aurait fait des préparatifs pendant des semaines, pour cet événement. Pas moi. J'avais peur. Toutes les histoires de ma mère résonnaient dans mon esprit et se disputaient afin de savoir quelle part allait prendre le dessus : celle qui avait hâte d'entrer dans les événements de la Cour et d'enfin rencontrer d'autres personnes que celle que ma mère voulait bien me présenter, et celle qui était terroriser à l'idée d'entrer dans un endroit où la tentation et les cris régnaient en maître. Je fus silencieuse tout le trajet et ma mère ne tenta pas d'instaurer une conversation. Je l'en remerciais intérieurement.
Ma mère souhaitait me faire entrer dans la Cour par la grande porte. Aussi avait-elle décidé que je ne me présenterais pas directement, mais uniquement quelques jours après notre arrivée afin que je puisse préparer cet événement. Dieu soit loué ! Je pouvais à nouveau respirer et avoir un peu de temps pour me préparer intérieurement à ce moment.
Le lendemain de notre arrivée, madame de Chartres m'envoyant assortir des pierreries chez un marchand Italien. Sa boutique était si immense et luxueuse que je crus d'abord m'être trompé d'endroit. L'homme me certifia néanmoins qu'il pouvait exécuter ce que je lui demandais. Je lui souris aimablement avant qu'il ne s’attelle à sa tâche. Le marchand avait presque fini son œuvre lorsque quelqu'un entra dans la boutique. Je me retournais afin de le saluer lorsque je m'aperçus de la surprise de cet homme. Immédiatement, quelque chose se déclencha en moi, je sentis une chaleur douce montait à mon visage. Je détournais rapidement le regard vers le sol. De quoi avais-je l'air ? Sans doute de rien, je ne m'étais pas apprêtée, j'étais vêtue d'une robe simple. Mais alors, pourquoi cette surprise dans son regard ? Je jetai un nouveau coup d’œil et me souvins soudain des leçons que m'avaient apprise ma mère. Je lui donnais les politesses et ne lui prêtais plus attention. Le marchand m'appela « madame ». Évidemment, sans être accompagné de ma mère, je ne pouvais pas prétendre à un autre titre. Je ne le contredis contre pas, ma timidité y ayant certainement sa part de responsabilité. Je sentais toujours pesé sur moi le regard de l'homme. Je n'aimais pas cette sensation si étrange. Qui était-il ? Pourquoi me fixait-il de la sorte ? Je commençais doucement à me balancer d'un pied sur l'autre, impatiente de sortir de ce lieu où je commençais à me sentir oppresser. A peine l’œuvre du marchand fini, je lui payais son travail et m'en allais promptement, aussi promptement néanmoins que la bienséance me l'autorisait.
Une fois à l'air libre, je me sentais déjà un peu mieux. Je marchais d'un pas léger jusqu'à nos appartements. Ma mère y était assise dans le salon en pleine œuvre de broderie. Elle ne me posa pas questions sur pourquoi mon visage était si rouge et que je semblais si troublée. Je l'en remerciais à nouveau intérieurement, même si j'imaginais qu'elle devait se douter que la cause de tout ce trouble était un homme. Allait-elle deviner que je n'en ressentais point d'inclination, mais bien une sorte de déstabilisation ?
Le soir même, un messager vint chez nous alors que mon précepteur tentait encore désespérément de me faire apprendre les mathématiques. Je n'avais jamais été très doué en calcul. Ma mère entra dans la pièce pour me dire que madame de Valentinois souhaitait que je vienne chez elle dès le lendemain après-midi. Madame ma mère avait dit ça sur un ton des plus naturel, comme s'il était évident que l'on m'invita alors que personne ne m'avait encore jamais aperçue.
Je passais la matinée du lendemain à me préparer. Je n'avais encore jamais assisté à ce genre d'événement, je laissais donc ma mère me donnait les directives et choisir ma tenue. Elle seule pouvait savoir comment je pouvais entrer dans les bonnes grâce de madame d'un simple coup d’œil. Je me présentais l'après-midi avec une légère appréhension mais un masque impassible peint sur mon visage. Je savais pertinemment que je n'avais droit qu'à une chance unique pour entrer dans les bonnes grâces. Cet après-midi serait décisif. On m'introduisit dans une pièce rempli de personne de la noblesse, ma mère me les avait rapidement dépeints afin de savoir vers qui me tourner. Alors que je discutais des délices de la Cour avec une des préférées de madame de Valentinois, cette dernière me fit appeler. Un petit nœud se forma dans mon estomac. Je ne m'étais pas attendue à ce qu'elle veuille me parler en privée aujourd'hui. Je repris rapidement contenance alors qu'un valet me menait à elle. En ouvrant la porte, le valet me laissa voir que madame n'était pas seule. Je fus d'abord soulagée avant de m'apercevoir qu'il s'agissait de l'homme que j'avais rencontré hier. Nous discutâmes et j'appris qu'il s'agissait du prince de Clèves. Un léger trouble s'empara de moi, lui avais-je manqué de respect en ne lui en montrant pas plus pour son statut ? Finalement, notre rencontre se passa sans encombre et je pus rapidement retourner dans le salon avec tous les autres invités, soulagée.
***
Ma mère m'avait demandée les détails de cet après-midi dès mon retour. Je lui contais chaque événement jusqu'à ma rencontre avec le prince, je n'omettais rien en sachant que ma mère serait de bon conseil. Elle décida rapidement que le prince n'était pas un bon parti, n'étant pas le premier fils de la famille. De toute façon, je ne ressentais aucune inclination pour lui.
Je commençais doucement à m'habituer à la vie à la Cour. Les événements et les salons s'enchaînaient se ressemblant tous et ne ressemblant à aucun autre. La vie de la Cour était cadencée par ses histoires, ses complots et ses mises en scènes d'amour. J'avais d'abord cru que tout était réel jusqu'à ce que madame ma mère m'expliqua que la plupart des choses que nous voyions n'étaient que simulacre afin de se faire bien voir des autres. Je fus bien étonnée de l'apprendre et me mis alors sur mes gardes afin de pouvoir apercevoir des failles de ces simulations. Je ne pus jamais en dissimuler aucune.
Un jour, madame ma mère décida qu'il était grand temps de me marier, après tout j'avais dix-sept ans et ma beauté se flétrirait rapidement, disait-elle. Je pris cette nouvelle avec une implacable platitude. Pourtant, je sentis un pincement dans mon cœur. Je n'étais pas prête à me marier, même s'il s'agissait de l'un de mes devoirs. Elle se mit rapidement à la recherche d'un parti convenable. Malheureusement, elle revint les mains vides de cette quête. Visiblement, aucun fils, ou du moins aucun parent, de bonne famille ne voulaient de moi. Mon égocentrisme en prit un coup. Etais-je si disgracieuse ? Avais-je une tare que les gens de la Cour faisaient courir dans mon dos ? Il ne me semblait pas.
Un après-dîner d'été, alors que je me promenais seule, le prince de Clèves vint me trouver. J'avais appris la nouvelle du décès de son père et me sentais sincèrement attristée. Je lui présentais mes condoléances mais il n'en avait que faire. Il me fit une déclaration et me dit que si j'étais d'accord et que j'éprouvais de la réelle inclination pour lui, il irait parler dès que possible à ma mère afin qu'elle donna sa bénédiction à un mariage. Je fus véritablement touchée par ses paroles. Je devais lui avoir donné une réponse suffisante puisqu'un éclat d'espoir brilla dans ses yeux.
En rentrant, je rendis compte à ma mère de mon entretien avec le prince. J'en profitais pour faire un éloge de ses qualités, réellement il m'avait touchée et il avait bon nombre de qualité qu'une femme recherchait chez un mari. Ma mère me répondit que si je le souhaitais, elle donnerait sa bénédiction à ce mariage. Je réfléchis un instant. Le prince était un bon parti et ses qualités étaient honorables. Je lui répondis qu'il avait de grandes qualités et que je l'épouserais avec moins de répugnance qu'un autre homme sans toutefois ressentir aucune inclination particulière pour sa personne. Dès le lendemain, le prince vint faire sa proposition à madame ma mère. Les affaires furent vite conclus, le roi mis au courant et tout le monde fut au courant de ce mariage.
Je vécus ces événements comme un accomplissement de mon devoir. J'avais l'impression que le prince de Clèves serait heureux de ce mariage. Pourtant, il ne se passa pas un jour sans qu'il n'en fit des plaintes.
- Est-il possible, me disait-il,
que je puisse n'être pas heureux en vous épousant ? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire ; vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre personne.- Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondis-je
; je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage.- Il est vrai, me répliqua-t-il,
que vous me donnez de certaines apparences dont je serais content, s'il y avait quelque chose au-delà ; mais au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni votre cœur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de trouble.- Vous ne sauriez douter, repris-je,
que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble.- Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il ;
c'est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer.Je ne savais que répondre. Ses paroles dépassaient ce que l'on m'avait appris. Le prince de Clèves avait percé à jour mes sentiments à son égard. Le prince ne revint néanmoins pas sur ce sujet. Le mariage arrivait rapidement et la cérémonie s'en fit au Louvre, toute la Cour y avait été invité, seul le duc de Nemours, en voyage à Bruxelles, n'assista pas à la cérémonie.
***
Ma vie commençait à se rythmer jusqu'au jour où l'on annonça les fiançailles du duc de Lorraine avec madame Claude de France, seconde fille du roi. L'événement promettait le luxe et le grandiose, je savais que rien ne serait laisser au hasard et je devais donc me montrer digne de cet événement auquel on m'avait conviée.
Je passais la journée entière à me préparer, ne voulant laisser aucun détail de mon apparence au hasard. Le soir venu, après l'après-dîner, nous nous rendîmes au Louvre afin de fêter ces fiançailles jusqu'au petit matin, voire plus longtemps. Je dansais avec des hommes qui me le proposaient, ne m'arrêtant que pour en chercher un autre. J'avais toujours aimé ça, danser. C'était libérateur et l'on avait pas besoin de parler pour être en accord. Voilà au moins une chose dans ma vie qui était bien facile. A un moment, j'entendis un peu de bruit lors de l'entrée d'un nouveau convive. Je n'y prêtais guère plus d'attention, cherchant un nouveau cavalier. J'entendis le roi, lui-même, me dire de danser avec le nouvel arrivant. Je ne souviens pas bien comment j'ai su qu'il s'adressait à moi sans avoir prononcer mon nom, mais je me retournais. Je le vis. Il était d'une beauté parfaite, éclatante et sa démarche était pleine de grâce. Les gens s'écartaient de son chemin afin de lui laisser la place nécessaire pour m'atteindre. Les gens le respectaient. Je sentis également cette forme de respect m'envahir et... autre chose. Mais quoi ? Je ne savais comment le définir. Je lui dis une révérence. Nous dansâmes et je ne vis plus que lui, son regard, son visage, était-ce réellement poli de fixer quelqu'un à ce point ? Il me subjuguait. Plus rien n'existait à part lui et moi. Je sentis mon cœur se serrait lorsque la musique s'acheva et qu'il s'éloigna doucement de moi. Je remarquais alors enfin que le reste de la salle nous fixait et murmurait. Un léger rougissement s'empara de mon visage. Le roi nous appela et je repris rapidement une contenance. Le roi nous demanda si nous avions envie de connaître l'identité de l'autre. Je m'en doutais : il s'agissait du duc de Nemours.
- Pour moi, Madame, dit Monsieur de Nemours,
je n'ai pas d'incertitude; mais comme madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.- Je crois, dit madame la dauphine,
qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien.- Je vous assure, Madame, repris-je un peu embarrassée,
que je ne devine pas si bien que vous pensez.- Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine;
et il y a même quelque chose d'obligeant pour monsieurs de Nemours, à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.Tout le monde a la Cour ne parlait que de lui et désormais je comprenais pourquoi. Ce qui m'étonna le plus était qu'il connaissait également mon nom. Un sentiment de peur s'empara de moi. Me connaissait-il en bien ? En mal ? Oh Dieu ! Faites que ce soit en bien ! Le roi nous congédia, nous le saluâmes avant de retourner danser. Je fus un peu triste que le duc ne me proposa pas une nouvelle danse mais n'en laissa rien paraître. Plus une fois de la soirée, je ne le regardais, sans jamais pouvoir me le sortir de l'esprit.
Il resta présent bien longtemps. Et il ne faisait aucun effort afin que je puisse me changer l'esprit. Partout où j'allais, il était là, présent. Je sentais mon cœur défaillir à chaque instant. Pourtant je savais que je ne devais pas craquer, l'amour est une faiblesse et les histoires en finissent souvent mal. Rares sont celles vouées au bonheur. Je me répétais cette litanie à chaque fois que je sentais mon cœur battre la chamade dès qu'il entrait dans un lieu où j'étais. Si mère avait su à quel point j'avais de l'inclination pour cet homme, elle m'aurait houspillée et répétée ses leçons de moral. De plus, cet homme n'avait pas très bonne réputation, il était l'amant de beaucoup de femmes.
Un jour, le roi dauphin se trouva en mauvaise santé. Sa femme, la reine dauphine, le veilla toute la journée. Le soir alors qu'il se trouvait mieux, elle rentra chez elle. C'est à cet endroit que nous l'attendions. J'étais accompagnée de quelques autres dames qui étaient plus dans la familiarité. Nous discutâmes un long moment avant qu'il ne resta plus que la reine dauphine et moi. Elle fit apporter ses pierreries et m'en donna quelques unes, chose qu'elle m'avait promise. Alors que nous étions en train de les trier, le prince de Condé entra dans le salon. Ce dernier veillait le roi dauphin avec quelques autres hommes, dont monsieur de Nemours. Le prince expliqua qu'ils se disputaient contre monsieur de Nemours. Celui-ci soutenait qu'il ne souhaitait pas que sa maîtresse aille au bal. J'écoutais et mémorisais chaque mot que chacun prononcer afin de les ancrer dans ma mémoire. Je jugeai l'opinion de monsieur de Nemours plutôt acceptable et cohérente. Je semblais la seule à être de son opinion. Je ressentis rapidement l'envie de ne point aller au bal que donner le maréchal de Saint-André. Je savais qu'il avait de l'inclination pour moi, malgré mon mariage. Je décidai de ne point y aller. J'emmenais néanmoins avec moi la parure de la reine dauphine.
Dès que je fus rentré, j'expliquai à ma mère que je ne voulais pas aller à ce bal. Nous combattîmes quelques moments, mais je ne cédai point. Elle finit par accepter, mais me dit que je devais faire la malade car mon opinion ne serait pas approuvé. Je consentis volontiers à cet effort.
Madame ma mère ne me laissa faire ma première sortie que deux jours après le bal, afin de faire croire à tous que j'avais été malade. Nous nous rendîmes chez la reine, où était également monsieur de Nemours. J'avais volontairement une allure quelque peu négligée afin de montrer que j'avais été mal, malheureusement je ne pouvais pas en faire de même avec mon visage.
- Vous voilà si belle, me dit madame la dauphine,
que je ne saurais croire que vous ayez été malade. Je pense que monsieur le prince de Condé, en vous contant l'avis de monsieur de Nemours sur le bal, vous a persuadée que vous feriez une faveur au maréchal de Saint-André d'aller chez lui, et que c'est ce qui vous a empêchée d'y venir.Je rougis à sa façon de voir si clair en moi. Du clin de l’œil, j'aperçus ma mère qui comprit enfin pourquoi je n'avais pas voulu aller à ce bal.
- Je vous assure, Madame, dit ma mère à madame la dauphine,
que Votre Majesté fait plus d'honneur à ma fille qu'elle n'en mérite. Elle était véritablement malade ; mais je crois que si je ne l'en eusse empêchée, elle n'eût pas laissé de vous suivre et de se montrer aussi changée qu'elle était, pour avoir le plaisir de voir tout ce qu'il y a eu d'extraordinaire au divertissement d'hier au soir.Je fus quelque peu soulagée de voir madame la dauphine croire ce que disait ma mère. Néanmoins, mon soulagement fut de courte duré, rapidement remplacée par une sorte de chagrin que monsieur de Nemours y trouva aussi une quelconque vérité. J'aurais aimé qu'il se demande s'il avait pu me faire changé d'opinion quant à aller chez le maréchal de Saint-André.
Ma vie continuait de se dérouler paisiblement, mes pensées étant toutes tournées vers monsieur de Nemours, même si je tentais du mieux de n'en rien laisser paraître. Un jour, madame ma mère commença à me faire des louanges sur lui. Je buvais littéralement ses paroles, cherchant n'importe quelle information à son sujet. Néanmoins, je déchantais bien vite. Elle me parla d'une relation entre lui et madame la dauphine dont je n'avais jamais entendu parler. Mon cœur se serra légèrement à l'entente des mots de ma mère. Je me sentis bien naïve d'avoir pu croire que ce prince eut pu avoir quelque sentiment à mon égard. Je tentais de rester le plus impassible possible, même si cela dû échouer lamentablement. Je pris congé de ma mère, m'en retournai chez moi et m'enfermai dans mon cabinet afin de ressasser ce que je venais d'apprendre. Je ne m'en étais pas rendu compte, mais je n'avais encore jamais autorisé à penser à ce que je ressentais pour monsieur de Nemours. Je me sentis alors bien cruelle. Ses sentiments, que j'avais pour un autre que mon mari, n'étaient autre que ceux que ce dernier me réclamait depuis nos fiançailles, et Dieu seul sait à quel point le prince de Chartres méritait ses sentiments, sans doute bien plus que le duc.
Je ne me souviens plus de comment, mais le lendemain je me retrouvais devant la porte de la chambre de ma mère avec l'intention de lui conter ce que je ressentais pour cet homme. Cependant, ma résolution s’égrena rapidement lorsque je vis que ma mère avait un peu de fièvre et semblait quelque peu faible. Il me sembla qu'il ne fallait pas s'en inquiéter, madame ma mère avait toujours été robuste et je pris la décision d'aller chez madame la dauphine sans plus de préoccupation.
Je fus bien prise au dépourvu d'entendre que les dames dans le cabinet parlaient du duc de Nemours. J''aurais été heureuse de cette discussion, me prenant les changements du duc pour des marques de son affection à mon égard si ma mère ne m'avait pas détrompée la veille à ce sujet. Je me sentis aigre contre madame la dauphine et ne put m'empêcher de lui en parler lorsque nous nous retrouvâmes seules. Néanmoins, elle me détourna si vite et avec une telle éloquence que je ne pus que me radoucir. Nous discutâmes quelque temps avant que je ne décide de retourner au chevet de ma mère avant de vérifier son état.
Mon inquiétude grimpa immédiatement lorsque j'arrivais près d'elle. Sa fièvre avait empiré et elle ne cessa de grimper au fil des jours. Une tristesse s'empara entièrement de mon corps, m'empêchant de faire quoi que ce soit. Je ne quittai sous aucun prétexte le chevet de ma mère. Le prince de Clèves y passait le plus souvent possible pour prendre des nouvelles de ma mère et pour ne pas me laisser aller à mon chagrin. Sa présence ma rassurait et créait une sorte de cocon protecteur autour de moi. Sa visite était très souvent suivie de celle de monsieur de Nemours. Sa vue me troublait et je m'en voulais d'avoir tant de plaisir à le voir. L'état de ma mère ne cessa d'empirer, au point où l'on commença à s'inquiéter pour sa vie. Des médecins vinrent la voir et lui donner un diagnostic sur son état. Ma mère fit retirer tout le monde de sa chambre avant de me faire appeler. Je passais à peine le pas de la porte que des larmes se mirent à rouler sur mes joues. Son regard m'indiqua immédiatement qu'on lui avait dit qu'elle ne sortirait jamais de cette maladie et qu'elle avait besoin de me dire quelque chose de grave. Je m'assis à son chevet, attendant qu'elle parle et laissant les larmes inondaient abondamment mes joues alors que je prenais sa main dans les miennes.
- Il nous quitter, ma fille, me dit-elle
; le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi, augmentent le déplaisir que j'ai de vous quitter. Vous avez de l'inclination pour monsieur de Nemours ; je ne vous demande point de me l'avouer : je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination ; mais je ne vous en ai pas voulu parler d'abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement ; vous êtes sur le bord du précipice : il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez ce que vous devez à votre mari ; songez ce que vous vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre votre réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille, retirez-vous de la cour, obligez votre mari de vous emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelque affreux qu'ils vous paraissent d'abord ; ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d'une galanterie. Si d'autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j'espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres femmes ; mais si ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie, pour n'en être pas le témoin.Mes larmes ne cessèrent de couler. Les adieux furent déchirants, l'une des seules fois, depuis que j'étais devenue adulte, où je montrais aussi sincèrement mes sentiments. Je n'étais, et je crois que personne ne l'ait, pas prête à perdre ma mère, la femme qui m'avait donnée la vie et qui représentait mon pilier. Je sortis de ma chambre et ne revis plus jamais ma mère. Elle refusa chacune de mes visites, m'empêchant de la voir durant les deux derniers jours de sa vie. Cet événement me plongea dans une tristesse extrême. Le prince de Clèves restait à mes côtés à chaque instant et dès que madame ma mère fut expirée, nous partîmes ensemble à la campagne. Je ne cessais de penser que ma mère m'avait abandonnée dans un moment de ma vie où j'avais le plus eu besoin d'elle et je ne savais comment j'allais pouvoir me défendre contre mes sentiments pour monsieur de Nemours. Ce dernier vint me rendre visite à la campagne. Je refusais de le recevoir, me forçant à ne pas me retrouver face à lui lorsque j'en avais la possibilité.
Monsieur de Clèves partit de notre maison de campagne et ne revint que deux jours plus tard alors qu'il m'avait promis de revenir dès le lendemain. Je ne pus m'empêcher de lui faire des reproches. Il me raconta alors l'une des histoires de la Cour, celle entre madame de Tournon et monsieur de Sancerre. Je rougis à ses déclarations, me sentant un peu trop proche de ces personnages.
Après m'avoir contée l'histoire de tromperie de madame de Tournon envers monsieur de Sancerre et Estouteville, monsieur de Clèves me proposa de retourner sur Paris. Malgré une première appréhension, je finis par consentir à ce retour. Les sentiments que j'avais pour monsieur de Nemours semblait s'être adoucis, je pourrais le revoir sans crainte. Dès le soir de mon retour, madame la dauphine vint me voir afin de me conter ce qu'il s'était passé à la Cour durant mon absence, dont la passion du duc pour une femme. Un trouble immense et indescriptible s'empara de tout mon être et j'en voulus rapidement à madame la dauphine de me donner ses espoirs que monsieur de Nemours avait abandonné la couronne pour moi. Je tentais de camoufler au mieux mes émotions, en vain. J'essayais de donner le change afin qu'elle me donne quelque information supplémentaire à ce sujet.
Les jours passèrent ainsi que les visages du roi et des reines venant m'indiquer leurs condoléances. J'étais assise sur mon lit, tard le soir, lorsque les visites se finirent. Enfin, je crus cela jusqu'à ce que je vis monsieur de Nemours entrait dans ma chambre. Je rougis immédiatement à sa vue. Finalement, mes sentiments n'avaient en rien diminué à son égard, bien au contraire. Un silence s'installa entre nous. J'attendis qu'il dise quelque chose, ne sachant que dire ou faire de mon côté. Finalement, il ne parla que de mon affliction. Soulagée, je ne tardais pas à parler sans relâche de ce sujet qui m'avait bien changée. Monsieur de Nemours continua sur l'affliction et l'inclination et je crus bientôt reconnaître la part que j'avais à ses paroles. Un débat intérieur se passe alors en moi. Je me sentais prise entre deux filets. Devais-je parler ou me taire ? M'offenser de ses paroles ou en être flattée ? Je préférais ne rien répondre. Je ne méprisais pas ce que je ressentais pour cet homme et cela avait tendance autant à m'énerver qu'à me plaire. Finalement, monsieur de Clèves entra et la visite du duc s'acheva. Je relâchais mes muscles, que j'avais contracté inconsciemment. J'étais encore bien loin d'avoir étouffé mes sentiments.
Après cette visite, je pris la décision de ne plus revoir monsieur de Nemours. Puisque je ne pouvais faire taire ce que je ressentais, je ne devais lui laisser aucune espérance. Je pris comme prétexte mon deuil afin de ne plus aller dans les lieux où nous pouvions nous voir.
Monsieur de Clèves tomba malade à peu près dans le même temps. Par conséquent, je ne quittais pas son chevet. Rapidement, il se rétablit et bientôt, à cause de la présence du duc, je ne demeurai plus au chevet de mon mari. Néanmoins, lors des premières visites, j'eus bien du mal à tenir cette résolution tant mon envie de voir monsieur de Nemours était grande. Je me fis violence afin de ne plus revenir lors des visites du duc. Bientôt, mon mari trouva ma conduite étrange et vint m'en parler. Je le suppliai de toutes mes forces de me laisser plus retirée et malgré l'extrême douceur qu'il avait habituellement pour moi, il refusa. Je n'eus pas la force de lui avouer la vérité ou de lui donner les véritables raisons de mon changement de comportement.
Un jour que l'on discuté à propos des prédictions des astrologues, monsieur de Nemours intervint en disant qu'il n'y croyait pas. Il s'adressa ensuite à moi pour me dire qu'on lui avait prédit qu'il serait heureux avec la personne pour qui il aurait la plus violente des passions, ce qui n'était vraisemblablement pas le cas. Je ne pus m'empêcher de me crisper légèrement.
Il apparut bientôt que je ne pouvais plus me cacher derrière le deuil de ma mère et qu'il fallait que je retourne à la Cour comme à l'accoutumé. Par conséquent, je vis souvent monsieur de Nemours et à chacune de ses rencontres, je ne pouvais m'empêcher d'y montrer un trouble certain. Pourtant, je prenais le plus grand soin à me retrouver le moins possible à son contact.